Quai (2012-14)

In conversation with Marie Reinert

(07.03.2016).
In the following discussion, the artist Marie Reinert (Fr. l.Berlin) discusses with Gabriel Gee a series of works in which she explored maritimes spaces, in particular in Marseille and Amsterdam. The film Roll On Roll Off (2011) was made in the belly of a ship carrying vehicles between Marseille and Alger; Quai (2012-14) looked at the no-man's land that is the modern oil and gas harbor near Marseille, while in the performative piece and film Bull & Bear (2014), Reinert navigated through the offices of a Dutch National Bank in Amsterdam, equipped with a compas attuned to the variations of the euro-dollar rate. An attention to and engagement with performative gestures is a recurrent concern in Reinert's works, also discussed here in relation to her piece Faire (2007-08), which investigated micro-gestures of labor in collaboration with the workers of a departmental archive in Rennes, France. (see also Marie's website here)

Gabriel Gee : comment vous êtes-vous retrouvée à Marseille à travailler sur ce projet autour des transports et des infrastructures maritimes ?

Marie Reinert : Je venais de terminer ma première résidence aux archives départementales à Rennes, là où j’avais créé Faire (2008), et à ce moment-là je cherchais des moyens de prolonger ce travail en résidence, au sein d’une structure économique. Je cherchais à m’introduire dans un système à flux tendu. Je viens de l’univers et de la pratique de la danse, une pratique sportive, et je m’intéressais aux troubles musculaires, aux conséquences sur le corps d’un travail socio-économique dans des conditions de flux tendus. J’avais fait une résidence à Triangle, une association marseillaise, et j’ai rencontré une personne de Mécènes du Sud, Bénédicte Chevalier. J’ai constitué un dossier sur un appel à projet, avec le désir justement d’explorer le travail et le transit de marchandise dans un port. J’ai eu de la chance car en montant le projet je demandais à entrer dans un ‘roll on roll off’, un roulier, qui sont des navires spécifiques à la Méditerranée, et il y avait à Mécènes du Sud un armateur qui m’a ouvert les portes. Après ça a été assez compliqué. Evidemment on a une ouverture du port d’un armateur, avec des possibilités de traversée. Au départ, j’introduisais cette question de résidence, pour moi la question primordiale était de ne pas trop écrire de manière précise un projet, mais d’importer le doute, de travailler l’espace à vivre, de créer un laboratoire à l’intérieur d’un système. Toute la difficulté a été de faire comprendre ce projet, d’avoir confiance dans l’instabilité d’une artiste comme moi, et qui a été très bien entendu par Raymond Vidil. De quoi s’agit-il en fin de compte ? Il s’agit de savoir rentrer dans un port qu’on ne connaît pas, avec ses codes, et c’est très compliqué... J’ai demandé un guide, qui puisse m’introduire auprès des différentes corporations, puisqu’en fin de compte la première fois que j’ai visité le port de Marseille je n’avais jamais mis les pieds là-bas et en plus je ne suis pas marseillaise ! J’ai vu les marins, les dockers, les problèmes qu’il pouvait y avoir entre les deux, l’armateur qui essayait de négocier… Alors quelle place pouvais-je avoir là-dedans et quelle place pourrais-je donner à ma caméra ? Il ne s’agissait pas du tout de faire un film documentaire, il y a vraiment cette idée de plonger à l’intérieur d’un système et d’échapper en fait à tout point de vue même critique. Bon ce point de vue il est présent au final, mais pour un artiste invité dans une structure, il est facile d’arriver caméra à l’épaule et de produire une critique, relativement simpliste, d’une situation. Dans un contexte avec ses portes ouvertes et fermées, s’établissent des choix, de caméra, de positionnement, de sorte qu’il y a une réflexion du contexte sur mon mode de travail et mon regard.

GG : A cet égard la perspective est très différente d’un travail comme celui de Allan Sekula et Noel Burch dans leur grande fresque ‘the forgotten space’.

MR : On rentre dans un système, mais tout est en arrière-plan, il n’a pas un commentaire. Cependant, on retrouve cette relation homme-marchandise, et cette relation aux espaces, que les marins ont avec l’espace, où l’on ne se retrouve pas dehors à regarder le paysage… Selon le contexte je choisis des caméras différentes, des façons de filmer différentes. Pour Roll on roll off (2011) on est au cœur de la machine, du moteur. Quand je pose la caméra sur les moteurs, le contexte interagit sur la mécanique même du film (….) Sans écriture réelle de projet, mais avec une volonté de s’introduire dans un goulot de flux tendus et de créer quelque part une réflexion sur des outils de travail, un positionnement, et de voir quelles sont les portes qui s’ouvrent et qui se ferment. J’ai travaillé pendant énormément de temps à ouvrir les portes auprès des dockers. Je voulais leur donner la caméra à la fin, jusqu’au bout j’y ai cru, et jusqu’au bout ça ne s’est pas fait…. Ce n’est pas visible dans le film, mais il a aussi cette part de tentatives échouées.

GG : Il y a cet échange de regard à la fin du film entre la caméra et un conducteur de véhicule, où l’on sent une tension, et puis le regard disparait et on retrouve cette distance.

MR : Dans cette dernière partie on a une danse de véhicules, qui sont en fait des camions de police à destination d’Alger. Le sujet, sans que cela ait été voulu de ma part, car c’était un de mes dernières traversées et je n’étais pas au courant, devient très politique d’un coup. Il n’y a pas de volonté de le montrer tel quel sur un premier plan, j’ai travaillé avec Guillaume Stagnaro sur des méthodes pour filmer en échappant au mode documentaire, et à tout positionnement confortable de l’artiste face à ce type de contexte.

GG : Si on se trouve au plus près de la machine dans Roll On roll off, avec Quai (2012-14) on ressort à l’extérieur, c’est toujours la machine, le monde de la marchandise, mais vu en perspective.

MR : On se trouve dans une relation au paysage avec les pipelines. Le questionnement que je souhaitais prolonger c’était celui de l’invisible. A certains moments on s’approche de la mise en contact avec l’action, entre les bateaux et les pipelines. Encore une fois le son est très important, ici c’est le son du pétrole dans les pipelines. On est toujours dans une relation à la machine et au corps de la marchandise. Je prends également appui sur les instruments de surveillance de l’univers dans lequel je suis, ce qui donne une texture particulière.

GG : Les séquences oscillent entre les abords des tuyaux, le contact avec les hommes en combinaisons, et le haut des tours de contrôle.

MR : On a le point de vue paysager des tours d’observation – ce qui m’intéressait en entrant dans le port pétrolier et gazier, c’était que dans cet espace ouvert, en extérieur, il y a des endroits où l’on ne peut pas poser les caméras, ni avoir même un téléphone portable. Il fallait que je crée un outil pour pouvoir filmer dans certaines zones. J’ai posé une caméra dans un hublot antidéflagrant qui a été créé avec les ouvriers du port. Il y a un champ restreint, qui n’est pas esthétique, qui a été créé sur place, et qui marque aussi les contraintes du lieu. On retrouve l’impact sur le résultat filmé des codes de travail et des normes en place.

GG. On a une impression d’être dans un sous-marin.

MR : Ca fait un peu scaphandre (…) Je le voulais assez physique, mon corps se déplace avec lenteur, avec lourdeur. Quand on se déplace sur des bacs de pétrole de trente mètres, c’est une ascension qui s’apparente à l’ascension d’un mont, pour avoir accès en fin de compte à un paysage qui est un entre-deux, un no man’s land, où se joue comme à chaque fois, quelque part, mine de rien, une situation un peu stratégique, politique. On est dans des zones très protégées.

GG : Parallèlement, dans Bull & Bear (2014), la stratégie ne se joue plus sur une navigation à partir de bateaux mais à l’intérieur de bureaux qui décident des mouvements de ces flux.

MR : Nous sommes dans des temps de fabrication différents, puisque là je suis trois semaines sur place pour la Dutch National Bank, avec une proposition de Hendrick Folkers que j’avais rencontré au Stedelijk Museum à Amsterdam, lors d’une performance que j’avais faite. Car j’ai aussi une activité très performative à côté. La mise en place des projets prend du temps, de fabrication, de réflexion, d’apport financier, et la performance m’aide à garder pied sur une action plus simple qui fonctionne comme un réveil, ainsi qu’une mise en danger de ma pratique. J’ai eu cette invitation par Henry Folkers & Claire Van Els de présenter un travail à la Deutsch National Bank. Au départ j’étais invitée à l’intérieur de la salle d’exposition de la DNB, qui fait une exposition par mois dans leur siège social. Pour moi il était clair que si je rentrais à l’intérieur de ce siège social, il allait falloir ouvrir les portes plus loin et à tous les étages. Cela a été un énorme travail de rencontres, de persuasion, pour monter une performance qui n’allait pas se jouer dans la salle d’exposition mais auprès des salariés avec une caméra, et une boussole pour laquelle le nord s’est transformé en taux fluctuant de l’euro dollar. Tout cela a été mené de manière rapide, en mettant des autorisations en route cinq mois avant, et techniquement avec Guillaume Stagnaro qui travaillait sur ce projet. Cela fonctionne comme un prototype, je me lance sur un projet, je ne sais pas jusqu’où je peux aller, avec des bouts de ficelles par rapport à d’autres projets, en menant une réflexion à la fois sur l’outil, la fabrication, et l’artiste dans un contexte collectif.  Pour Bull and Bear il s’agissait d’arriver avec cette boussole, je ne savais même pas si elle pouvait marcher, le premier test s’est fait sur place ! J’avais la caméra à l’épaule, et je passe d’étage en étage, à travers des échelles hiérarchiques.

GG : Faire précède ces œuvres.

MR : Oui, Faire est une invitation de Raphaëlle Jeune pendant la biennale de Rennes en 2007-2008, une invitation à rentrer en résidence (…) C’est de cette invitation qu’est venue le besoin de pousser la réflexion sur les destinations et les ouvertures des portes

GG : La vidéo présente deux grandes parties, une première partie assez mystérieuse avec des grands plans, et une seconde autour des gestes performés, presque dansée.

MR : La première partie est liée à l’architecture. Ce lieu venait de s’ouvrir un an auparavant –  les archives départementales –  et avait été chahuté par les agents des archives. Eux ne se retrouvaient pas forcément dans une situation confortable, avec des volumes qui changeaient beaucoup de ceux dans lesquels ils avaient vécus. J’ai demandé à travailler avec des volontaires, et je voulais travailler sur le non-travail, questionner ces micro-gestes. La question des flux tendus qui m’intéressait n’était pas présente, et j’ai revu tout le projet en trois mois en travaillant avec les salariés sur leur travail, les volontaires, vingt personnes qui participaient au projet. Je les ai rencontrés un par un, pour me présenter, et j’avais invité un ergonome du travail sur le projet (…) J’étais venue avec une méthode d’ergonomie du travail, où l’on demandait à des peintres de peinture d’avion, de mimer leur geste du quotidien, hors contexte, pour pouvoir développer une distanciation du quotidien, et donner une parole au geste, pour pouvoir travailler sur des formations, des carences. Je suis partie sur cette idée, et j’ai demandé à chaque agent volontaire de choisir une partie de leur travail, de la reproduire. On a travaillé individuellement pour préciser ces gestes, voir pourquoi ils les avaient choisis. Dans cette dernière partie on a donc les gestes de chaque agent qu’on reproduit ‘à l’infini’, et qui sont performés dans une future salle des archives, pour faire aussi au final un archivage de ces gestuelles (…) Après avoir filmé cette architecture et ces gestes, j’ai soumis le projet aux archives pour savoir ce qu’ils en pensaient, comme si je soumettais mon projet à la structure hiérarchique (…)

GG : Il y a également un travail de ‘chorégraphie’ pour mettre ensemble ces micro-gestes des agents.

MR : Il y avait la volonté de ne pas faire de cette caméra une distance, avec des plans fixes sur des agents, mais de participer. On a monté un rail de travelling, et j’ai inventé un processus de filmage, en travaillant avec un chef opérateur pour marquer les impacts sur ce rail (…) La situation dans laquelle je suis est elle-même inconfortable, et elle-même en relation au système. On est ainsi dans un projet de mouvement, de danse, qui s’articule entre les gestes et la caméra même.